Association humanitaire "Liberté par les chamelles"Dimanche 3H30, le taxi pour Orly est là.Annick m’accompagne pour la première fois et je ressens l’angoisse qu’elle peut éprouver : un pays inconnu, la Mauritanie, un groupe auquel il faut s’intégrer, un mode de vie au ras du sable des dunes, chaque soir le bivouac sous les étoiles dans un duvet posé sur une couverture, même pas une tente, un régime frugal, un climat avec ses extrèmes, des conditions de consultation précaires, la crainte des scorpions… J’admire sa détermination et son sacrifice, elle dont le cahier de rendez-vous est si chargé.
Dans ce village perdu au bout des dunes, je nous revois tous installés dans une salle de classe sombre, en pierres sèches, posée sur les cailloux du reg au milieu d ‘autres cases, de tentes, ou d’abris en forme de domes faits de palmes. Annick a pris un coin du tableau pour dessiner les signes cabalistiques qui servent à apprécier l’acuité visuelle ; elle a disposé ses instruments fragiles sur une table d’écolier, calmement elle officie de sa voix douce, posant son diagnostic, expliquant son traitement, attendant la traduction de notre guide ou de l’instituteur.
De l’autre coté de la salle, nous intervenons sur des chaises placées face aux ouvertures, la valise solaire exposée à l’extérieur, nous fournissant l’énergie pour alimenter un microtour qui nous permet d’effectuer des soins dentaires. Dans un autre coin, Yvette choisit parmi des vètements celui qui conviendra le mieux à chacun des enfants qui se succèdent, transis de froid et vérifie que chaque candidat ne se réprésente plusieurs fois. Dans le quatrième coin, Céline et Edith écoutent les doléances de ceux qui toussent, qui ont de la fièvre, de l’entérite, des plaies surinfectées : elles enlèvent les pansements grossiers et sales, nettoient, pansent, distribuent les médicaments. Au dehors, Eveline et Marie Annick coupent les cheveux, traitent les poux, énoncent un discours sur les règles d’hygiène et vérifient dans les jardins d’enfants que les bouillies sont bien distribuées chaque jour.
C’est l’effervescence dans ce village isolé sur son aire de rocailles, qui domine les dunes, la palmeraie et la rivière de sable qui la longe. A cause de notre présence, il n’y a pas d’école, les villageois sont rassemblés à la porte de la classe, d’autres font la queue attendant leur tour, tandis que certains frappent sur des bidons et que de jeunes femmes aux longues robes bigarrées qui leur couvrent aussi la tète, dansent en ondulant leur corps souple. C’est jour de fète, le chef nous souhaite la bienvenue et pour nous remercier nous invite au repas.
« Elle » regarde d’un air furtif vers nos ouvertures et montre ses dents : elle a un regard brillant, des yeux noirs, un visage régulier, l’ampleur de sa robe noire qui enveloppe aussi sa tète, lui donne un port d’altesse que souligne sa haute taille.
On l’appelle mais elle refuse d’entrer puis remontre ses dents ; on la rappelle pour la visite mais de la tète elle fait signe négativement, se détourne et regarde furtivement d’un oeil en coin quelle est notre réaction.
Une autre jeune femme vient se faire soigner, craintive elle se protège le visage de ses mains, de ses bras ; enfin elle accepte l’anesthésie et se laisse faire. A l’extérieur la femme en noir est toujours là, nous observant, son enfant près d’elle ; Elle est maintenant au milieu d’un groupe assis par terre qui nous regarde charger nos 4X4. Elle nous regarde toujours en coin et restera jusqu’à notre départ. Sait elle seulement quand viendra une autre mission pour la soigner dans ce pays ou ne passe personne à part quelques silhouettes fantomatiques juchés sur des dromadaires ?
Ces gens sont en survie, et cependant ils sont généreux, gais, enjoués : ils vivent en feignant d’ignorer qu’au moindre accident sérieux, ce peut ètre le drame. Car c’est aussi jour de drame lorsque nous découvrons des abcès anciens évoluant dangereusement, ou lorsqu’Annick diagnostique sur une fillette, une perforation de l’œil remontant à un mois, le marabout a simplement appliqué un emplatre noir sur son visage, dessinant des arabesques comme un masque lugubre de carnaval.
En fin de journée, nous rangeons, montons sur le plateau arrière du 4X4. Le ciel est nuageux, le couchant envoie une lumière dorée : est-ce le vent de sable ou une brume, on ne distingue pas les montagnes aux teites sombres, la vallée de dunes aux sables orangé alterne avec des passages caillouteux ou nous cahotons, parfois même de véritables dalles de grès nous servent de route. Arrètés nous laissons le guide choisir une dune qui nous abritera du vent froid de la nuit dans une de ses conques. Après avoir ramassé du bois, le feu crépitera vite et avec sa seule lumière, nous nous réconforterons d’une soupe en nous racontant nos péripéties de la journée.
Nous achevons notre diner et gagnons chacun notre bivouac : de mon site je domine un champ de dunes peu élevées aux formes molles. Nous sommes entre deux chaines parallèles de montagne. Aucun bruit. Cela semble impressionnant. Sommes nous seuls sur une autre planète ?J’écris sans lampe car la lune est maintenant dégagée des nuages et donne un éclairage ouaté qui atténue le relief. Je m’avance attiré par l’immensité mais le paysage change au gré des ondulations : telle dune anodine se révèle une crète une fois à son pied, le sable change dur, mou, l’intensité de la lumière se modifie au passage des nuages. Le lointain attire comme un précipice et donne le vertige. C’est soudain l’obscurité complète : ou suis-je ? Quel est ce bruit rauque ? un animal, un oiseau de proie ? J’ai perdu mes traces. Un instant d’angoisse…avant de m’orienter grace à notre feu de bois qui rougeoit au loin.
A mon retour le clair de lune se réinstalle : trois chameaux passent seuls sans bruit de leur allure nonchalante et majestueuse près de cet acacia qui leur fait comme une ombre chinoise dans cette lumière mystérieuse et blanche. Toujours sans bruit le plus grand en tète ils traversent l’immensité sans hésiter sur leur route puis disparaissent et à nouveau le paysage de dunes aux blancheurs nuancées et leurs ombres fantomatiques, se fige. Au réveil une longue colonne d’anes s’écoule à la file sur le sentier dans la pénombre du matin : en nous voyant certains s’arrètent, hésitent, retournent puis reviennent et continuent jusqu’au puit distant.